
Le travail c’est la santé !
En juin dernier Axel, 16 ans, élève en seconde, est mort lors de son stage de fin d’année, tué par la chute d’une palette de marchandises dans un magasin d’une grande enseigne. Ce dispositif, officiellement obligatoire depuis juin 2024, n’a suscité aucune résistance notable tant le mantra « stage en entreprise » a imprégné les esprits. Il en va de ce stage comme de celui de troisième : sous couvert de faire découvrir le monde professionnel, il s’agit de faire ingurgiter aux élèves et à leurs parents la bouillie idéologique du travail en entreprise et de l’expérience à accumuler au plus tôt afin d’être « bankable » sur le « marché » de l’emploi. C’est bien pratique aussi pour maintenir la pression sur eux afin de les rendre plus dociles et de leur faire accepter plus facilement le tri qui s’effectue tout au long de leur scolarité : si tu ne trouves pas de stage intéressant et formateur c’est que tu ne sais pas te débrouiller, que tu n’es pas très « engagé » dans la construction de ton avenir, que tu n’as pas de « projet » (il faut vraiment te ressaisir Amine!). Bref, il s’agit de les transformer le plus tôt possible en « acteurs » de leur vie, de leur scolarité, de leur parcours professionnel, ainsi qu’on le leur serine sans arrêt, dans le jargon qui ces 20 dernières années a envahi progressivement l’école. On pourrait plus justement et plus crûment dire : deviens l’auto-entrepreneur de ta propre existence, et si tu la rates, ne t’en prends qu’à toi-même : tu avais les mêmes chances que tout le monde et il y a tant de possibilités qui s’offrent à toi, que ce soit dans ta scolarité (tu verras ça va être super Parcoursup) ou dans l’entreprise. Plus misérablement, le stage de seconde est en plus fait pour occuper les élèves : ce serait tellement affreux qu’ils soient en vacances comme c’était le cas avant ! De les occuper, sans que l’éducation nationale y mette les moyens. C’est tellement simple de les envoyer se morfondre à côté d’un maître de stage qui ne peut rien leur faire faire (puisque c’est un stage d’observation) et qui n’a souvent pas le temps de s’occuper d’eux, pressuré peut-être qu’il est dans son boulot. En plus on n’essaie même pas de faire semblant : pas de rapport de stage (pas qu’on en soit fan), pas de visite par les enseignants, ne serait-ce que pour vérifier dans quelles conditions ils sont accueillis. Un stage donc parfaitement inutile et sans aucune vertu qui aura coûté la vie à un jeune de 16 ans. Malheureusement ce n’est pas le premier mort en entreprise : la même année un apprenti de 15 ans et un élève de lycée professionnel avaient déjà perdu leur vie… On se demande bien ce qu’on attend pour supprimer ces stages et établir de véritables mesures de protection pour les mineurs en formation. Sans doute plus de morts.
Allons z’enfants de la patrie
Visiblement on ne veut pas laisser les jeunes tranquilles puisque l’un des moyens d’échapper au stage était feu le glorieux SNU : ils pouvaient soit réaliser un « séjour de cohésion » (comme c’était joliment dit) soit une mission d’intérêt général (sic) dans le cadre dudit SNU. Ils avaient donc le choix entre mourir en entreprise ou à l’armée ! Entre le patron et le militaire ! Entre l’embrigadement dans le marché ou l’encasernement. Autant dire entre la peste et le choléra. Nan, en vrai on exagère, à l’armée, ils peuvent aussi se faire agresser sexuellement (c’est une option supplémentaire) ou humilié, comme ce fut le cas notamment en 2023 et en 2024 dans plusieurs affaires révélées par les media.
Les voyages forment la jeunesse
En fait on exagère vraiment : s’il voulaient vraiment être dispensés du stage en entreprise, tous ces jeunes pourraient aussi réaliser, dans le cadre du programme Erasmus+, une mobilité européenne et internationale de deux semaines en seconde ou de quatre semaines en première (ce qui leur permettra d’avoir une jolie mention au bac). On a peut-être mauvais esprit, mais on se demande quel peut bien être le profil socio-culturel des jeunes qui bénéficient de cette mobilité, et qui pourront bien sûr la faire valoir sur leur CV ou dans leurs choix parcoursup (eux ils sont vraiment acteurs de leur scolarité, il ont un véritable projet, ils sont bankables !). Est-ce que par hasard, ce ne serait pas l’armée ou l’entreprise pour les pauvres et les loosers, et le tourisme culturel pour les bourgeois ? Quand t’es pauvre tu as le droit de mourir et d’être agressé, quand t’es bourge tu as le droit à l’auberge espagnole ! De toute façon, quand bien même ces derniers auraient la flemme de partir à l’étranger, ils savent bien qu’ils ne risquent rien à ne pas faire le stage. Et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, précisons tout de suite que nous n’en voulons pas spécialement à ces jeunes de profiter des opportunités que leur offre leur existence, et que la bourgeoisie dont nous parlons ici ne se réduit pas aux fameux 1 % (l’arbre qui cache la forêt), mais inclut les 20 à 30 % de la population (en gros les nouvelles classes moyennes urbaines des métropoles européennes) qui sont les agents actifs plus ou moins conscients du capitalisme, s’accommodent assez bien du monde tel qu’il va, sont encore du moins protégés des effets les plus dévastateurs du libéralisme mondialisé et peuvent même parfois en tirer profit, peut-être en toute bonne foi (il va sans dire que les enseignants en font partie à leur corps défendant ou non… ), notamment en allant voir du pays et en « s’ouvrant aux autres cultures »… Certes ce sont plus des supplétifs de la classe bourgeoise que de véritables bourgeois, mais quand même, un peu de lucidité sur soi-même ne peut pas faire de mal…

Mais à quand une bonne guerre ?
Le SNU étant sur le point d’être enterré par notre leader bien aimé, il fallait quand même trouver une autre solution pour occuper tous ces jeunes désœuvrés qui ne font pas d’effort pour aller goûter aux joies de l’ouverture culturelle. Ça n’a pas été trop difficile : l’emplumé de service (on est encore de mauvaise foi : il ne portait pas son casoar), le général Mandon, a lancé la première salve (si l’on peut dire) le 18 novembre en expliquant que si notre pays n’avait pas les bollocks et n’était pas « prêt à perdre ses enfants », tout était foutu et le grand méchant Russe (à moins que ce ne soit un Chinois?) allait nous bouffer tout cru. Bon c’est vrai, c’est pas très original dans le contexte va-t-en-guerre actuel, mais au moins, ça a le mérite de la clarté. Allez les gueux, l’armée recrute, mais attention, le casoar ce sera pas pour vous, faut quand même pas exagérer.
Et Manu, tu descends ?
Du coup Manu a lancé la seconde salve le 28 novembre, en annonçant en grande pompe la remise en circulation du service national militaire, avec toutes les précautions d’usage, hein : il sera sur la base du volontariat, et non, non, les jeunes serviront uniquement sur le territoire nationaaaaaaaaaaaaaaal, on ne les enverra pas en Ukraine, promis juré.
C’est vraiment chouette, il a enfin pensé aux fils de bourgeois qui commençaient à se lasser des voyages à l’étranger. «La chair est triste, hélas! et j’ai fait toutes les capitales européennes (sauf Ljubljana, c’est des ploucs là-bas et j’arrive toujours pas à le prononcer), se lamente le jeune Marcel, citoyen du monde, après sa dixième mobilité et ses 7 voyages extra-scolaires avec papa-maman. Au lieu de faire une césure entre mes deux master (oui, le premier au Celsa me semblait un peu juste, je voulais compléter avec un sciences-po) en faisant un stage dans une boite de production (j’avais un bon plan en colocation quartier de l’Odéon dans un petit triplex prêté par l’oncle d’un copain normalien), pourquoi est-ce que je n’irai pas m’engager dix mois dans l’armée pour 800 euros brut? En plus c’est all inclusive : hébergement en caserne, alimentation et équipement pris en charge par l’armée, carte militaire de la SNCF avec 75% de réduction. Avec un peu de chance j’aurais droit en plus à quelques attouchement, brimades et humiliations.». Merci qui?
Et non désolé de gâcher cette belle histoire, ce ne sera pas le jeune Marcel qui se portera volontaire. On s’en veut d’insister, mais quand ton but dans un futur immédiat, c’est de passer 10 mois dans une caserne pour 637 euros nets, c’est sans doute, soit parce que tes perspectives d’avenir ne sont pas aussi ouvertes que celle de Marcel, soit parce que tu fais partie de cette jeunesse mutante si bien décrite par Manu dans son beau discours du 28 : «cette jeunesse de France qui se tient prête, qui se tient debout, qui vibre au son de la Marseillaise». «qui a soif d’engagement» et est «prête à se lever pour la patrie». C’est tellement émouvant qu’on en chialerait bien. On essaye, on essaye en tout cas, mais ça vient pas. Ça doit être parce qu’on nous a déjà trop fait le coup des vieux bourgeois (cette fois-ci on parle des vrais, et encore : est-ce que Glucksmann fait partie des 1% ou des 5% suivants? C’est un sujet grave auquel il faudrait réfléchir) qui envoient les jeunes se faire massacrer à leur place dans des guerres dont le seul but est de relancer la machine capitaliste lorsqu’elle bégaye un peu, tout ça sous couvert de liberté et de démocratie. On exagère encore, on voit tout en noir, alors qu’en vrai, une bonne guerre ça serait peut-être l’occasion pour tous les Marcel du monde, et leurs parents, de redécouvrir leur véritable intérêt de classe. Y a rien de tel pour te dessiller les yeux qu’une gueule fracassée ou un bon charnier dont toi et ou tes enfants faites les frais. Merci Manu d’œuvrer à cette réunification de notre camp social!
Mais comme on préférerait quand même que ça se passe autrement, on vous dit, Manu, Raph, et tous les autres : vous d’abord! Montrez-nous, par votre sacrifice, comment faire face à «ce monde incertain» et à «l’accélération des périls». Nous, on va juste vous regarder… Et en attendant on conseille aux jeunes, lorsqu’ils effectueront leur «journée de mobilisation» (nouveau nickname pour la JDD) de faire profil bas: si leurs «compétences» (lesquelles????) sont repérées, le service deviendra obligatoire pour eux « en cas de crise majeure ».
Le sabre et le profaillon
Et Manu n’a pas non plus oublié d’enrôler l’éducation nationale au service de ses petites excitations guerrières : passage de la durée des classes de défense et de sécurité globale de un à trois ans (pour ceux qui ignoreraient l’existence de ce dispositif pédagogique innovant, voir ici), organisation d’au moins une journée commémorative par an dans chaque établissement, «incitation» à effectuer les stages de seconde dans l’armée (ce sera tout bénef’ pour le jeune impétrant qui pourra, sur le même lieu, mourir et se faire agresser). Qu’est-ce que ça nous a manqué cette ambiance exaltante qu’on n’avait jamais eu vraiment l’occasion de connaître! Tout ça pour une modique somme de deux milliards d’euros supplémentaires. Ah, c’est vrai, on ne sait pas s’ils sont déjà prévus dans l’augmentation annoncée du budget de l’armée (+ 6,7 milliards d’euros) qui va donc monter à 68,4 milliards et dépasser celui de l’éducation nationale (64,5 milliards), lequel est en plus artificiellement gonflé, pour faire vite, par l’intégration de la contribution aux pensions. Ah les mauvaise langues, on est juste jaloux des bidasses!
Une petite saignée c’est toujours bon pour la santé
C’est vrai dans tout ça on oublie notre cadeau de fin d’année : une augmentation de 200 millions du budget de l’éducation nationale. On va pas être mesquin et la comparer avec celle de l’armée, hein? D’autant plus qu’avec cette augmentation est également prévue la suppression de 4O18 postes (la baisse démographique mon bon monsieur!), le ralentissement de la création des postes d’AESH ( 1200 au lieu de 2000 en 2025 et 3000 en 2024), mais c’est pas comme s’il y avait des besoins. Vous êtes trop bon monsignore, fallait pas. Fallait surtout pas faire semblant de nous faire l’aumône. On devrait s’estimer bien lotis après tout quand on songe, par exemple, à la coupe de 4 milliards qui toucherait la santé, incluant les économies inscrites dans l’ONDAM (l’objectif national des dépenses d’assurance maladie) : celui-ci n’augmenterait que de 3% alors que les dépenses de santé augmentent mécaniquement de 4% tous les ans, compte tenu, notamment, de l’inflation, du vieillissement de la population et de l’augmentation des maladies chroniques, etc.… (ah font ch… les vieux et les malades, faudrait voir à les incorporer eux aussi.) Sans parler de la taxe de 1 milliard sur les complémentaires santé (c’est ki ki va la payer au final ? On se demande bien), ni de la baisse de 26% des crédits du ministère des sports et de la jeunesse (ils auraient dû le fusionner avec le ministère de la défense, ça aurait été plus logique !). Ni… Ni….Allez, on arrête, faut bien financer l’effort de guerre.
Et…. pour le Molière 2025 de l’humour…
Spécial prix aux trois pieds nickelés de l’intersyndicale, qui , enragés, le couteau entre les dents, décidés à en découdre avec le grand capital, et conscients d’avoir «par [leur] mobilisation depuis le mois de septembre (…) obtenu l’abandon du vol de deux jours fériés et le décalage de la réforme des retraites», n’hésitent pas à lancer les grandes manœuvres et à appeler avec les rodomontades habituelles à une promenade en ville le 2 décembre. Ce fut une victoire sans appel. Et pourtant ils avaient une rude concurrence avec le remake de la 7ème compagnie qui concourrait dans la même catégorie.